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A la Grenouillère

C’est une nuit d’août très douce qu’éclairent des milliers d’étoiles et la lune échancrée, telle là-haut qu’une blanche fleur de magnolier flottant sur la nappe noire de quelque lac fabuleux et frôlées par des essaims de lucioles. La rivière coule silencieusement, avec on ne sait quoi de mystérieux dans ses larges plaques d’ombre, ses étincellements de métal et les ellipses démesurées que les poissons tracent sur sa nappe calme. Les champs dorment. L’odeur forte des gerbes qui hérissent la plaine flotte dans l’air. Les villas de Croissy font des taches blanches parmi l’obscurité, des taches blanches que piquent les rectangles jaunes de fenêtres emplies de lumière. Et derrière les murs. on pressent des pelouses humides de rosées, des arbres immobiles aux nids maintenant désertés, les plates-bandes de verveines et de géraniums rouges assoupies dans une tourbillonnante vibration d’ailes. Que ce serait bon de descendre le fil de l’eau avec de temps en temps un coup d’aviron et de s’engourdir, de regarder le vaste ciel, la tête enfouie dans les genoux de la très aimée et le front effleuré par ses mains caressantes, toutes froides d’avoir traîné dans le courant, de faire des rêves d’éternité, de se dire à voix basse des choses d’une suprême tendresse ! Et l’île apparaît là-bas avec de tumultueuses musiques, des lueurs de lanternes japonaises qui frissonnent à travers des feuillages, des clameurs aiguës des femmes et de silhouettes enlacées de couples dressés sur la berge, s’allonge avec des retraites attirantes, des solitudes cachées sous les branches, des chemins qui se perdent dans le noir. On dirait une Cythère où les roucoulements des colombes répondent aux aveux des amants, où ceux qui s’adorent rôdent le bras à la taille et les lèvres aux lèvres entre des haies de rosiers en fleurs, où les femmes savent les caresses qui brisent et qui enchaînent, où se célèbrent peut-être quelque fête d’amour en l’honneur d’Aphrodite. La voiture s’est arrêtée dans une mêlée d’autres guimbardes dont les lanternes allumées luisent comme des regards curieux. Et la petite Liline Ablette qui vient de sauter de son buggy, crie d’une voix rauque de gamin, hèle le passeur, les deux mains en éventail devant sa bouche. — Ohé ! ohé ! Tête de veau, est-ce que tu vas nous laisser mariner jusqu’à demain?

Les violons et le piano fêlé comme une vieille épinette de pensionnat râclent une valse folle comme les séguedilles qu’en les posadas de Grenade les gitanes dansent avec des œillades troublantes, des claquements de castagnettes, des ondulations de croupes et de hanches. Et, sur le ponton étroit qui oscille et tremble ainsi qu’une gabarre prise d’assaut par les lames, les couples tourbillonnent en de sensuelles et libres poses. C’est un défilé de jolies filles, de gosselines qui n’ont pas encore de la poudre de riz sur leurs joues roses et fermes, qui ne savent pas leur métier et jetèrent, le printemps passé, leur vertu par-dessus le vieux moulin de la Galette, de canotières d’occasion aux jupes de flanelle blanche, aux bérets campés sur l’oreille, de cocotes qui tentent de se désennuyer, de ramasser dans le tas quelque gigolo aux reins solides, et flirtent dans les coins avec des gloussements de rires de vieilles-gardes ; les éternelles qui se cramponnent à la brèche, émaillées, sanglées, torturées en leurs corsets de fer  qui font les folles comme de toutes petites pensionnaires, piaffent des quatre fers, guettent de leurs prunelles avides les innombrables qui ont traversé leurs alcôves, bataillent âprement pour ne pas dégringoler au cinquième dessous.

Les hommes.

Des musclés en maillot, en vareuse et en culotte bouclée au jarret sur des bas de laine, le teint cuivré par les coups de soleil, l’air casseur et qui gueulent des chansons de beuglant, qui lampent des bocks d’un trait et s’étudient à paraître débraillés. Leurs yoles sont amarrées à la Grenouillère. Plusieurs n’ont jamais navigué comme le petit navire de la chanson, et ne sauraient par quel bout prendre la barre d’un canot. Des rastaquouères en petits chapeaux de paille, le col cassé et le veston ouvert sur un plastron rayé, si bêtes, si navrants qu’on se demande ce que pèse leur peu de cervelle pourrie, que les traînées à cinq louis paraissent spirituelles et drôles à côté d’eux. Puis les rapins, qu’on reconnaît aussitôt à leur ruban rouge,  en reste-t-il encore un ou deux à décorer ? je ne le parierais pas, à leur face réjouie, à leurs tintamarres, et qui embrassent à pleine bouche toutes les femmes, qui dansent sans trêve comme s’ils avaient le diable au corps. Et cela tourne, tourne, se bouscule, s’emballe, chante et vire et bariole d’ombres fuyantes les tableaux pendus aux cloisons de bois, les marines où se prélassent des harengs saurs, les paysages impressionnels, les caricatures drôles, les silhouettes de Parisiennes campées comme par le crayon de Forain et qui débitent à une tête de mort quelque fantasque monologue sur l’être ou le non-être. Après la valse, un quadrille de folie qui secoue les planchers et les lanternes, et l’on fait le cercle autour du gros Chapareille qui se déhanche avec Nini Trompette, pirouette sur ses talons comme un clown, balaie les chapeaux d’un coup de pied, rebondit vers le plafond et finit par un saut périlleux que  saluent de longs applaudissements. Elles sont toutes là, les mouches blondes et brunes, les amies effrontées, les gourmandes d’amour, toutes les processionnaires de l’allée des Acacias, les maraudeuses du Jardin de Paris, les modèles qui savent se déshabiller en trois minutes et savent aussi bien poser l’ensemble que faire l’amour, les actrices qui chantent trois mots dans les revues de fin d’année et qui posent les fées dans les grandes machines du Châtelet et de l’Eden. Toutes comme une compagnie rassemblée avant la manœuvre. Au bord de l’eau, les tables et les bancs de bois sont occupés par des amoureux qui chuchotent, qui s’amusent de tout ce bruit et par instants échangent quelque long baiser tranquille et heureux, comme si personne ne les voyait comme s’ils étaient au fond d’une ténébreuse charmille. Le général de Martigues achève son cigare au milieu d’une bande de camarades, et sa fine silhouette sceptique de reître se détache en angles aigus dans un coup de lumière. Le baron Mosche raconte de sa voix pâteuse à ses parasites accoutumés la dernière découverte qu’il vient de  faire dans un théâtricule de banlieue, détaille des pieds à la tête l’acteuse à laquelle il a déjà donné un hôtel comme aux autres. Tous les paysans de Chatou et de Bougival debout sur de lourds bachots, les doigts crispés aux rampes de la terrasse, regardent ce sabbat de leurs yeux écarquillés comme les prunelles bêtes de leurs vaches, se poussent du coude, très excités par ce pêlemêle de jupes, par ces parfums de femmes, grommellent à voix basse de gros quolibets sales qui les font rire aux éclats. Et tandis que s’égailleront vers Paris, dans la route poussiéreuse, les landaus et les mails où l’on chantera les turlutaines de Paulus, où l’on chatouillera de caresses les petites femmes qui s’abandonnent, eux s’accoupleront sous le regard placide des étoiles dans l’herbe ou dans les fossés avec leurs bonnes amies passives  comme les poules qui s’allongent, se pelotonnent sous l’élan brusque du coq …

Exposition temporaire DU 21 OCTOBRE 2023 AU 28 JANVIER 2024 (Passée)