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« Le bateau, c’est avant tout une cale… »

Pendant des siècles, le marinier n’a eu qu’un seul objectif : transporter le maximum de fret. Il est en effet payé au tonnage. Pourtant, depuis le XIXe siècle, le bateau de transport fluvial est aussi l’unique habitation de toute la famille.

La concurrence du rail et de la route est en effet, à cette époque, de plus en plus forte ; les voyages s’allongent grâce la construction de nouveaux canaux qui permettent de passer d’un bassin fluvial à un autre. Pour s’adapter à ces nouvelles conditions, le marinier abandonne sa maison et la femme et les grands enfants remplacent les matelots salariés. Le logement de toute une vie est pourtant longtemps modeste, souvent petit, d’environ 12 m². Mais tous les mariniers ne sont pas « logés à la même enseigne ». La batellerie du Nord est la mieux lotie avec une péniche à cabine centrale souvent luxueuse : l’espace est remarquablement organisé, les bois sont précieux et sculptés. Les carreaux des petites fenêtres sont biseautés et gravés, la fausse cheminée est imposante. Quelques décennies plus tard, dans les années 1930, les heureux propriétaires des nouveaux automoteurs prennent leur aise : l’espace habitable, désormais situé à l’arrière du bateau, s’agrandit. La marquise qui fait aussi office de cuisine au-dessus de la cabine, la cambuse et les toilettes extérieures peuvent dans certains cas faire doubler la surface habitable. Les automoteurs valent très cher : l’équivalent d’une grande maison bourgeoise. Le marinier est fier d’en être le maître. Et il le fait savoir en demandant aux chantiers de construction des ameublements luxueux où se mêlent bois précieux, cuivre et bronze. L’automoteur permet aussi d’accéder au « progrès ». La « machine » est utilisée pour fabriquer de l’électricité. C’est l’entrée dans un nouveau monde avec l’apparition à bord des premiers postes TSF, de la machine à laver le linge, de l’éclairage et du chauffage électrique… Depuis longtemps, le logement des « gens d’à bord » n’a plus rien à envier à celui des « gens d’à terre ». Sur les grands automoteurs de Seine, les appartements de 130 m² peuvent même faire rêver beaucoup d’entre nous !

« C’est là qu’on vit et qu’on meurt. »

« Voici des gens dont on peut dire qu’ils emportent leur patrie à la semelle de leurs souliers. C’est ici, dans cette cabine de bateau, que se passe leur vie, le jour, la nuit, l’été, l’hiver ; un débarquement est pour eux comme un voyage à l’étranger, et c’est toujours avec joie qu’ils rentrent dans leur patrie flottante. Les lourds bateaux chargés de cargaisons sont aménagés pour recevoir le plus de marchandises possible. À l’arrière, un énorme gouvernail à la longue barre sert à diriger l’embarcation, et un rouf très haut et très spacieux est l’habitation de toute la famille. C’est là qu’on vit et qu’on meurt. Le patron de la barque, cet homme robuste qui descend l’escalier, y est né peut-être ; il y a grandi, il y a appris son métier de marinier, et un jour, devenu homme, il a trouvé une vaillante compagne qui a consenti à venir habiter avec lui cette nouvelle arche. […] La famille est économe et sobre ; on vit de peu sur le bateau. Point de loyer à payer ; les meubles ne coûtent pas cher, car c’est le père de famille lui-même qui se charge, avec quelques planches et quelques clous, de faire ou de réparer ses bancs et ses tables. »


Source : Bateaux de rivière (Le Magasin pittoresque), anonyme, 1871.

« La maisonnette errante »

« Voyez, vers l’arrière du bateau, la petite cabane de bois avec sa porte, sa fenêtre, son tuyau de poêle : c’est le chez-lui du marinier, la maisonnette errante… La femme et les enfants y demeurent ; la marinière y fait la cuisine pour “son homme”, surveille les petits, range son ménage, lave, étend son linge à sécher sur des cordes ; puis elle s’assied à sa porte, cousant ou tricotant, absolument comme on fait au village. A-t-on quelque avance, la baraque est bien peinte et coquette ; il y a des fleurs à la fenêtre et parfois un petit jardinet à côté, un jardin flottant, un parterre qui se promène… »


Source : Marins d’eau douce (Les Nouvelles), C. Delon, 1891.

La vie à bord (vers 1920)

«Avec le recul du temps, je suis étonné de la simplicité, du manque de confort. Il n’y avait rien ou presque rien servant à la vie de tous les jours, dans l’espace restreint de la cabine ou vivait toute une famille. L’hiver au réveil, il fallait souvent casser la glace dans le broc d’eau potable, rempli aux pompes à mains installées sur certaines écluses, pas sur toutes ; et il fallait aussi allumer la cuisinière. Les feux continus, salamandres ou autres n’existaient pas, pas de gaz butane non plus, heureusement le charbon était abondant.
La petitesse du logement et la qualité de la cuisinière permettait un réchauffement rapide et souvent excessif, mais apprécié pour la toilette matinale, faite tour à tour par tous les membres de la famille. La marinière mettait un point d’honneur en la blancheur de son parquet en bois blanc lavé chaque jour. Deuxième point d’honneur de la marinière, l’éclat étincelant des objets souvenirs astiqués au miror plusieurs fois par semaine et bien alignés sur un linge brodé.
Quelques poêles, cocottes et casseroles, une grande marmite à soupe, avec de la vaisselle bien rangée sur papier décor, garnissaient les étagères des armoires, aussi une grande bassine galvanisée servant à faire la vaisselle et tout cela bien arrimé derrière la porte de bois vernis. C’était sans qu’on le devine “le premier modèle de cuisine intégrée”. Quelques armoires formant lingerie ou l’on rangeait les vêtements. Au milieu de la cabine, la table ronde entourée de quelques chaises, installées sous la suspension cuivrée avec un abat-jour en verre coloré, portant la fameuse lampe à pétrole avec son verre matador quinze lignes. Pas e poste de radio, pas de téléviseur, ni magnétophone, ni compact-disques.
Seul, le cornet à pistons de mon père, accroché à une porte d’armoire, quelques journaux empilés sur le secrétaire, voilà ce que mes sœurs aînées ont connu pendant leur enfance et leur adolescence, une vie austère, sans fantaisie aucune, où l’économie constante était de rigueur ; j’entends encore mon père nous dire, assez tôt dans la soirée : “allez, les enfants, au lit, le pétrole coûte cher”.
Lorsque, au hasard des rencontres, entre parents ou amis, dans les ports on se réunissait pour faire soirée et dîner ensemble, la table trop petite était occupée par les parents et les enfants s’asseyaient par terre, c’est-à-dire dans un coin du plancher restant libre et mangeaient avec leur assiette sur les genoux. Quelques jeux, cartes, dames ou jeu de l’oie les occupaient le reste de la soirée, pendant que les parents discutaient ferme sur leurs voyages précédents. »

Source : Mémoire d’un marinier, Désiré Dolé, texte écrit en 1990. Péniche en bois, cabine centrale.

La loi d’hygiène de 1902 a oublié la batellerie fluviale

« Ces maisons flottantes constituent des types d’habitations insalubres plus dangereuses que tout autres, puisque leur mobilité les soustrait à l’observation et aux mesures de prophylaxie. Dans la transmission des maladies contagieuses, leur rôle est considérable et inapprécié. […] Il est d’observation certaine que les chalands, surtout quand ils sont anciens, renferment tous des rats qu’ils reçoivent des autres chalands ou qu’ils prennent directement dans les ports. Si le transport du choléra par les bateaux fluviaux est un phénomène rare, la transmission d’autres maladies contagieuses (scarlatine, variole, typhus, fièvre typhoïde, etc.) s’observe plus souvent et ne rencontre l’obstacle d’aucune mesure administrative spéciale. Habitations insalubres où les maladies importées se renforcent et se multiplient, tel est le caractère de ces bateaux. Il suffit d’en visiter quelques-uns pour se convaincre. Au logement sont réservés trois cabines, deux très petites à l’avant et à l’arrière pouvant à peine contenir un lit, et une cabine centrale servant à la fois de cuisine, de salle à manger, de salle de réunion, de dortoir. Aux conditions défectueuses d’une telle promiscuité s’ajoute, pour favoriser l’éclosion des maladies, l’action du froid et de l’humidité. On conçoit quel terrain de propagation y rencontre la venue d’une maladie transmissible. »
Source : Académie des Sciences (séance du 6 juillet 1908), mémoires lus, Hygiène – Batellerie fluviale et santé publique, par MM. Chantemesse et Pomès.

Une humanité en marge ?

« Le chaland s’appelle Le Breuil. Il y a un mois à Douai, dans le Nord, sa proue s’est tournée vers l’Est, avec un chargement de charbon pour l’Alsace. Maintenant, le chaland est amarré le long de la berge du bassin des Remparts, dans le port de Strasbourg. L’homme qui le mène est allé à la bourse des mariniers s’enquérir d’un autre chargement. Sa femme est allée aux provisions. De toute la dignité petite-bourgeoise, dont elles drapent leurs éléments préfabriqués, les baraques du bord de l’eau qui se veulent « bungalows » regardent le bateau de bois, haut sur l’eau sale, et qui mollement se dandine au passage de ses grands frères du Rhin. Pourquoi un bateau est-il beau ? Il y a es pures lignes des grands coursiers du fleuve, il y a la force trapue du remorqueur. Il y a les pavillons, les fanions, les oriflammes, les signaux, langage inconnu du terrien, colorant la brise ; il y a les couleurs de l’étranger, l’étrangeté des couleurs. Il y a le romantisme du voyage, éternel appel troublant l’homme des berges. Mais Le Breuil n’est point beau. C’est un chaland de canal âgé de 36 ans […]
Plus il y a d’enfants, plus aussi l’espace habitable se réduit, qui n’est de toute façon pas très grand à bord. Nous ne sommes pas ici sur un chaland du Rhin, où le confort règne, où la place est plus grande et l’entretien plus facile. Les cabines sont facilement torrides en été, glaciales en hiver. Elles sont si exiguës, que le fourneau, le berceau du plus petit, pose des problèmes presque insolubles. Quant à la cuisine, on la transporte dans la timonerie. Et celle-ci n’est bien souvent qu’une pauvre cabane vitrée qu’il faut démonter, par tous les temps, quand le chaland navigue à vide, pour passer sous les ponts. »
Source : Journal de la Navigation, septembre 1957 – Un vivant reportage des Dernières Nouvelles d’Alsace, le quotidien de Strasbourg.